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Authors: Joël Dicker

Le livre des Baltimore (56 page)

BOOK: Le livre des Baltimore
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Quant à mon oncle Saul, si après le Drame il était resté si longtemps au Marriott de Baltimore, ce n'était pas parce qu'il ne voulait pas retourner à la maison d'Oak Park, mais parce qu'il ne la possédait plus. À ce moment-là, sans travail depuis des mois, à court de liquidités, il avait été incapable de continuer à payer l'hypothèque. C'est pour cela que la banque avait fini par saisir la maison.

Je demandai alors à Patrick :

— Pourquoi n'avez-vous rien dit?

— Pour ne pas accabler ton oncle davantage. Woody et Hillel connaissaient la vérité sur le Talacen. Était-il bien utile de mêler encore ton oncle à ça? Et fallait-il révéler à Hillel que son père avait détourné de l'argent et hypothéqué la maison pour financer le stade de Madison? Il ne restait plus à ton oncle que sa dignité. J'ai voulu le protéger. J'ai toujours aimé ta famille, Marcus. Je ne vous ai toujours voulu que du bien.

51.

Coconut Grove, Floride.

Septembre 2011.

 

Environ trois semaines après que j'étais allé assister à la destruction de son nom sur le stade, Oncle Saul me téléphona. Il avait une voix faible. Il me dit simplement : « Marcus, je ne me sens pas bien. Il faut que tu viennes. » Je compris que c'était urgent et je réservai un billet sur le prochain vol à destination de Miami.

J'arrivai en début de soirée à Coconut Grove. La Floride était accablée par une chaleur cuisante. Devant la maison de mon oncle, je trouvai Faith assise sur les marches qui menaient au porche. Je crois qu'elle m'attendait. À la façon dont elle me prit dans ses bras pour me saluer, je compris qu'il se passait quelque chose de grave. Je pénétrai à l'intérieur de la maison. Je le trouvai dans sa chambre, au fond de son lit. En me voyant, son visage s'illumina. Il paraissait néanmoins très faible et était très amaigri.

— Marcus, me dit-il, je suis tellement heureux de te voir.

— Oncle Saul, que t'arrive-t-il?

L'oncle de mauvaise humeur des derniers mois, l'oncle qui m'avait chassé de chez lui, était un oncle malade. Au début du printemps, on lui avait diagnostiqué un cancer du pancréas, dont on savait déjà, à ce moment-là, qu'il ne se relèverait pas.

— J'ai essayé de me soigner, Markie. Faith m'a beaucoup aidé. Lorsqu'elle venait me chercher à la maison et que nous disparaissions, c'était pour aller à mes séances de chimiothérapie.

— Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit? Il retrouva sa vigueur et éclata de rire.

— Parce que je te connais, Markie. Tu m'aurais cassé les pieds pour aller chez tous les médecins possibles, tu aurais tout sacrifié pour me veiller et je ne voulais pas de ça. Tu ne dois pas gâcher ta vie pour moi. Tu dois vivre.

Je m'assis au bord de son lit. Il me prit la main.

— C'est la fin, Markie. Je ne guérirai pas. Je vis mes derniers mois. Et je veux les vivre avec toi.

Je le pris contre moi. Je le serrai fort. Nous pleurâmes tous les deux.

 

Je n'oublierai jamais les trois mois que nous passâmes ensemble, de septembre à novembre 2011.

Une fois par semaine, je l'accompagnais chez son oncologue à l'hôpital Mount Sinai de Miami. Nous ne parlions jamais de sa maladie. Il ne voulait rien en dire. Je lui demandais souvent :

— Comment ça va?

Et il me répondait en se drapant dans son aplomb légendaire :

— Ça ne pourrait pas aller mieux.

Je parvenais parfois à questionner son médecin :

— Docteur, combien de temps lui reste-t-il?

— C'est difficile à dire. Son moral est plutôt bon. Votre présence lui fait beaucoup de bien. Les traitements ne peuvent pas le guérir, mais ils peuvent le maintenir un peu.

— Quand vous dites un peu, vous parlez en jours, en semaines, en mois, en années?

— Je comprends votre détresse, Monsieur Goldman, mais je ne peux pas m'avancer plus. Peut-être quelques mois.

Je le vis s'affaiblir de plus en plus.

Fin octobre, il y eut quelques alertes : un jour où il vomissait du sang, je l'emmenai de toute urgence à Mount Sinai, où il resta hospitalisé plusieurs jours. Il en ressortit très Faible. Marcher le fatiguait. Je lui louai une chaise roulante avec laquelle je l'emmenais faire des promenades à Coconut Grove. La scène n'était pas sans me rappeler Scott dans sa brouette. Je le lui dis et cela le fit énormément rire. J'aimais quand il riait.

Début novembre, il quittait difficilement son lit. Il n'en bougeait presque plus. Son visage était terreux, ses traits marqués. Une infirmière venait à la maison trois fois par jour. Je ne dormais plus dans la chambre d'amis. Il n'en sut jamais rien, mais je passais mes nuits dans le couloir, près de sa porte ouverte, pour veiller sur lui.

Sa faiblesse physique ne l'empêchait pas de parler. Je me souviens de la conversation que nous eûmes la veille de son départ – la veille de Thanksgiving.

— Depuis combien de temps n'as-tu pas célébré Thanksgiving? me demanda Oncle Saul.

— Depuis le Drame.

— Qu'est-ce que tu entends par le Drame? Je fus surpris par sa question.

— Je parle de la mort de Woody et Hillel, répondis-je.

— Arrête avec le Drame, Marcus. Il n'y a pas un Drame mais des drames. Le drame de ta tante, de tes cousins. Le drame de la vie. Il y a eu des drames, il y en aura d'autres et il faudra continuer à vivre malgré tout. Les drames sont inévitables. Ils n'ont pas beaucoup d'importance, au fond. Ce qui compte, c'est la façon dont on parvient à les surmonter. Tu ne surmontes pas ton drame en refusant de célébrer Thanksgiving. Au contraire, tu t'enfonces encore plus à l'intérieur. Il faut arrêter de faire ça, Marcus. Tu as une famille, tu as des amis. Je veux que tu recommences à fêter Thanksgiving. Promets-le-moi.

— Je te le promets, Oncle Saul. Il toussa, but un peu d'eau. Il reprit :

— Je sais que tu as été obsédé par ces histoires de Goldman-de-Baltimore et Goldman-de-Montclair. Mais à la fin de l'histoire, il n'y a qu'un seul Goldman, et c'est toi. Tu es un Juste, Marcus. Beaucoup d'entre nous cherchons à donner du sens à nos vies, mais nos vies n'ont de sens que si nous sommes capables d'accomplir ces trois destinées : aimer, être aimé et savoir pardonner. Le reste n'est que du temps perdu. Surtout, continue d'écrire. Car tu avais raison : tout peut être réparé. Mon neveu, promets-moi de nous réparer. Répare les Goldman-de-Baltimore.

— Comment?

— Réunis-nous de nouveau. Toi seul peux le faire.

— Comment? demandai-je.

— Tu trouveras bien.

Sans bien comprendre ce qu'il voulait dire, je le lui promis :

— Je le ferai, Oncle Saul. Tu peux compter sur moi.

Il sourit. Je me penchai vers lui et il posa sa main sur mes cheveux. D'un filet de voix il me donna sa bénédiction.

Le lendemain, le matin de Thanksgiving, lorsque je vins le trouver dans sa chambre, il ne se réveilla pas. Je m'assis à côté de lui et posai ma tête contre sa poitrine, le visage ruisselant de larmes.

Le dernier des Baltimore était parti.

52.

C'était la mi-août 2012, deux jours après ma conversation avec Patrick Neville. Alexandra me téléphona. Elle était à Hyde Park, assise à la terrasse du Serpentine Bar, au bord du petit lac. Elle buvait un café et Duke somnolait à ses pieds.

— Je suis contente que tu aies finalement parlé avec mon père, dit-elle. Je lui racontai tout ce que j'avais appris. Puis je lui dis :

— Au fond, malgré ce qui s'est passé entre eux, tout ce qui comptait pour Hillel et Woody était le bonheur d'être ensemble. Ils ne pouvaient pas supporter d'être fâchés ou séparés. Leur amitié a tout pardonné. Leur amitié a été cent fois supérieure au Drame. C'est ce dont je dois me souvenir.

Je sentis qu'elle était émue.

— Tu es retourné en Floride, Markie?

— Non.

— Tu es toujours à New York?

— Non.

Je sifflai.

Duke dressa les oreilles et bondit sur ses pattes. Il me vit et courut comme un dératé dans ma direction, effrayant une nuée de mouettes et de canards. Il me sauta dessus et me fit tomber à la renverse.

Alexandra se leva de sa chaise.

« Markie? s'écria-t-elle. Markie, tu es venu ! »

Elle se précipita jusqu'à moi. Je me relevai et je la pris dans mes bras. Avant de se blottir contre moi, elle murmura encore: « Tu m'as tellement manqué, Markie. » Je la serrai fort.

Il me sembla voir, dansant dans les airs, mes deux cousins qui riaient.

 

 

 

Épilogue

 

Jeudi 22 novembre 2012

Le jour de Thanksgiving

 

 

 

C'est ainsi que se termine et se referme ce livre, en ce jour de Thanksgiving 2012, à Montclair, devant la maison de mes parents. Je garai la voiture, dans l'allée. Alexandra et moi sortîmes et nous marchâmes jusqu'à la maison. C'était la première fois que je célébrais Thanksgiving depuis la mort de mes cousins.

Je marquai un temps d'arrêt devant la porte de la maison. Avant de sonner, je sortis de ma poche la photographie d'Hillel, Woody, Alexandra et moi, à Oak Park en 1995, et je la contemplai.

Alexandra appuya sur la sonnette. Ma mère ouvrit. Quand elle me vit, son visage s'illumina.

— Oh, Markie ! Je me suis demandé si tu viendrais vraiment !

Elle couvrit sa bouche de ses mains comme si elle n'y croyait pas.

— Bonjour, Madame Goldman. Joyeux Thanksgiving ! lui dit Alexandra.

— Joyeux Thanksgiving, mes enfants ! C'est si bon d'être réunis.

Ma mère nous prit tous les deux et nous serra longuement contre elle. Je sentis ses larmes couler sur moi.

Nous entrâmes dans la maison.

Patrick Neville était déjà là. Je le saluai chaleureusement et posai sur la table du salon le paquet de feuilles reliées que j'avais apporté avec moi.

— Qu'est-ce que c'est? demanda ma mère.


Le Livre des Baltimore.

Un an après sa mort, j'avais tenu la promesse faite à mon oncle. C'est en racontant les Baltimore que je les avais réunis.

J'avais mis le point final à mon roman la veille au soir.

Pourquoi j'écris? Parce que les livres sont plus forts que la vie. Ils en sont la plus belle des revanches. Ils sont les témoins de l'inviolable muraille de notre esprit, de l'imprenable forteresse de notre mémoire. Et lorsque je n'écris pas, une fois par an, je refais la route jusqu'à Baltimore, je m'arrête un moment dans le quartier d'Oak Park, puis je roule jusqu'au cimetière de Forrest Lane pour les retrouver. Je pose des petites pierres au sommet de leurs tombes, pour continuer de construire leur mémoire, et je me recueille. Je me remémore qui je suis, où je vais et d'où je viens. Je m'accroupis près d'eux, je pose les mains sur leurs noms gravés et je les embrasse. Puis je ferme les yeux et je les sens vivre en moi.

Mon oncle Saul, de mémoire bénie.
Tout est effacé.

Ma tante Anita, de mémoire bénie.
Tout est oublié.

Mon cousin Hillel, de mémoire bénie.
Tout est pardonné.
Mon cousin Woody, de mémoire bénie.
Tout est réparé.

Ils sont partis mais je sais qu'ils sont là. Je sais désormais qu'ils résident pour toujours dans cet endroit qui s'appelle Baltimore, le Paradis des Justes, ou peut-être simplement dans ma mémoire. Peu importe. Je sais qu'ils m'attendent quelque part.

Voilà, Oncle Saul, mon oncle aimé. Ce livre que je t'avais promis, je le dépose devant toi.

Tout est réparé.

 

 

 

 

En souvenir des Goldman-de-Baltimore

SAUL GOLDMAN

(1950-2011)

ANITA HENDRICKS-GOLDMAN

(1952-2002)

HILLEL GOLDMAN

(1980-2004)

WOODROW GOLDMAN

(1980-2004)

 

 

 

 

1)

Shunk
est le nom donné aux putois en Amérique du Nord 

2)

NFL
: National Football League 

3)

Nom de la ligne de bus desservant les Hamptons. 

4)

Les équipes qui composent la Ligue nationale de football sont regroupées en deux conférences au sein desquelles elles s'affrontent durant le championnat. 

5)

Securities and Exchange Commission.
Autorité américaine de surveillance des marchés financiers 

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